L’histoire du suffrage universel, comme l’a montré Alain Garrigou dans son Histoire sociale du suffrage universel, a partie liée avec le gouvernement des nombres, que le juriste Alain Supiot, a récemment mis en exergue dans un de ses cours au Collège de France. Les primaires émergent en France depuis 2011 au carrefour de ces deux histoires : que sont-elles numériquement au regard du suffrage universel ? La question peut se poser à condition de mettre en perspective la construction sociale du corps électoral qui s’exprime à travers cette machinerie inédite.
Un prisme local
Au point de vue local, par exemple en Centre et Nouvelle Aquitaine, ce prisme déformant ne tient guère la route face aux quelques données que la sociologie peut permettre de rassembler. Tout a été dit sur les chiffres bruts de la primaire de la Belle alliance populaire : une participation en baisse de 40 % d’un scrutin à l’autre (ce qui n’arrive jamais) : 1,6 million de votants contre 2,7 en 2011, etc. Mais que représentent réellement les niveaux de voix obtenus ? B. Hamon regrouperait (chiffres définitif de la Haute Autorité) 596 647 voix au niveau national: 19 888 en région Centre, 62 128 en Nouvelle Aquitaine région où, par exemple le président de Région a été élu en regroupant plus d’un million de voix il y a un an). Si l’on considère que tous les militants encartés des partis impliqués dans cette primaire ont voté, soit moins de 200 000 personnes (130 000 au PS par exemple), les 36,03 % de votants regroupés par l’ex-frondeur seraient composés d’abord par un contingent d’environ 70 000 (soit 16% de son assise) militants aguerris, c’est à dire, souvent, des élus plus ou moins professionnalisés si l’on en croit la sociologie partisane du PS développée par le Rémi Lefebvre dans Les primaires socialistes. La fin du parti militant. La cartographie des départements – donc des fédérations du PS – ayant voté le plus Hamon est éloquente et précise l’ampleur de ce vote plus militant que citoyen. Là où les élus socialistes locaux ont appelé à voter pour untel, les consignes ont été suivies par les « citoyens » disciplinés : B. Hamon arrive en tête en Creuse par exemple avec 1371 voix (appels du député M. Vergnier, du conseiller régional E. Correia), dans la Dordogne, dans une partie de l’Indre, partout où , précisément, les futures échéances législatives impliquent la mobilisation des militants intermittents : retraités de la fonction publique, fonctionnaires territoriaux, étudiants, militants associatifs et syndicaux, etc.
Une base socialement étroite
Socialement, la base de ses primaires est donc extrêmement étroite : ce vote d’interconnaissance, au-delà de la présidentielle, a pour conséquence – si ce n’est pour fonction – de pré-sélectionner des relais locaux qui favorisent les échéances à venir. On peut constater d’ailleurs la déconnexion de ces scrutins avec les dynamiques du corps électoral en constatant qu’au niveau géographique départemental, les taux de vote en faveur du candidat Hamon- par exemple – sont parfaitement lisses, ne connaissant ou ne subissant aucune fracture liée aux compositions sociales forcément inégales entre les départements (ruraux / urbains, marqués par le chômage ou pas, etc).

L’équidistance sociale est aussi vérifiée, ce qui est plus logique, au niveau des grandes régions, moins marquées socialement entre elles.

Corps électoral et choix des candidats
La généralisation des primaires pour le choix même des candidats aux élections législatives (primaires internes au parti cette fois), et le fait que celles-ci aient eu lieu en amont de la primaire pour la présidentielle donne finalement des raisons d’engagement assez variables à cette fraction des citoyens. L’inféodation des règles de choix des candidats à des clefs de lecture exclusivement stratégiques affaiblit plusieurs autres formes de mobilisation politique qui visaient quant à elles à relier les formes partisanes et le corps électoral :
- l’expertise économique et sociale, et le fait que même que les programmes ne soient produits que postérieurement au vote (quand les synthèses programmatiques s’alimentent des rapports de force établis), est ainsi quasi inexistante ou, en tout cas, privée par exemple des formes de lecture (au sens strict du terme) militante (partisanes mais aussi associatives et syndicales) qui concourraient à diffuser les idées et propositions au-delà des cénacles militants habituels.
- La propension à mettre en scène un corps électoral lors de meetings de rassemblement populaire se perd à mesure que les rencontres n’ont vocation qu’à se comparer aux mobilisations des autres candidats aux primaires, etc. (ce qu’étaient auparavant les votes internes)
Le second tour des primaires de gauche a rassemblé, au final moins de 2 millions d’électeurs. Les logiques qui ont animé sa dynamique n’ont permis aucune extension vers un corps électoral qui pourrait se revendiquer d’une onction du suffrage universel. Les dynamiques de la primaire de la droite et du centre, justement parce que la participation a été plus forte, semblent relever – avec toutefois une remarquable efficacité – des mêmes logiques de mobilisation militantes et para-militantes.
On pourrait retenir d’ailleurs de ces conclusions la nécessité sans doute d’une réglementation plus stricte de ces primaires. Après trois épisodes en 5 ou 6 ans, il serait temps peut être pour le législateur, quel qu’il fût, de produire un corps de règles (temps de parole, moyens alloués, etc.) à la fois compatible avec les règles de financement des campagnes mais aussi compatibles avec les modes de scrutin dans leur ensemble (celui des législatives par exemple) et non pas seulement celui, dont les primaires sont un décalque, de l’élection présidentielle. On retrouve ici d’ailleurs, toutes les limites, que nous avions souligné par ailleurs, des tentatives de perfectionnement (ou réforme) du système majoritaire qui terminent toutes par produire un peu plus de consensus.
Sources des résultats : http://lesprimairescitoyennes.wp.preprod.inovawork.net/wp-content/themes/lesprimairescitoyennes/Resultats-Primaire-25-01-2017.xlsx
Références citées
Garrigou, Alain. Histoire sociale du suffrage universel en France: 1848-2000. Paris, France: Éditions du Seuil, 2002.
Lefebvre, Rémi. Les primaires socialistes: la fin du parti militant. Paris, France: Raisons d’agir éd., 2011.
Supiot, Alain, et Collège de France. La gouvernance par les nombres: cours au Collège de France, 2012-2014. Paris, Fayard, 2015.