Proportionnelle ou pas ?

Pourquoi En Marche ne veut pas (vraiment) de représentation proportionnelle ?

Cela pourrait paraître logique : avec un mode de scrutin proportionnel aux élections législatives (demandé par le Front national, la France insoumise, bien d’autres encore …), le mouvement En Marche pourrait prétendre à un nombre de députés sous sa bannière bien supérieur sans doute à ce que le mode de scrutin actuel pourra lui apporter. Les tractations, hésitations, retournements (de veste) depuis le dimanche 7 mai le prouvent : il est extrêmement compliqué de rassembler un volant de candidats unanimement réunis sous un même drapeau (« En Marche ») face à un appareil partisan qui survit  pour reprendre l’analyse de R. Lefebvre : il y a des socialistes (de parti) qui veulent marcher, des socialistes qui veulent prendre la fuite (en courant en somme, M. Valls), des marcheurs qui ont quitté le Parti socialiste une fois les chaussures de marche bien chaussées (R. Ferrand), il y a aussi des socialistes qui font marcher leurs électeurs … bref …

A l’aune de mes travaux sur l’histoire de l’implémentation des modes de scrutin, une question s’est imposée à moi : pourquoi cette plateforme de programme improvisée qu’est le mouvement En Marche n’a pas revendiqué plus que ça un changement de la règle électorale législative ? Certes, il était de bon aloi de partir à la bataille des 11 et 18 juin avec le mode de scrutin actuel, sans même prétendre le modifier dans l’avenir. Mais revendiquer une représentation proportionnelle dès juin 2017, sans la pratiquer de jure, aurait permis de cristalliser cette façon informe, au sens propre du terme, de faire de la politique. En se revendiquant majoritaire à partir d’une arithmétique relative, il serait simple de prétendre convertir le score national uniformisé des présidentielles en autant d’atomes dans les circonscriptions.

Cette absence de revendication, et finalement cette façon de se couler dans le moule majoritaire des institutions de la 5ème République, me conduit à émettre quelques hypothèses. Pourquoi donc ce refus et in fine cette normalisation institutionnelle à venir ? Je retiens six points :

  • Emmanuel Macron n’est pas un lecteur assidu de mes travaux, ce n’est pas bien !, et il méconnaît que son prédécesseur est bel et bien Aristide Briand, arriviste de la cause proportionnaliste qui endosse cette revendication quand il arrive au pouvoir en 1910 pour se maintenir entre la SFIO qui progresse, et s’imposera nettement aux législatives de 1914, et le grand bloc radical qui se maintient alors cahin-caha.
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A. Briand, en marche visiblement …
  • Le circuit de sélection des élus n’est plus vraiment connecté au suffrage universel mais se fait en amont, dans l’univers des « candidats à la candidature ». La logique des primaires est aussi passée par là, toutes les candidatures aux élections législatives, dans presque tous les partis, font l’objet de primaires (plus ou moins concurrentielles il est vrai). Dès lors, on peut comprendre que si En Marche parvient à réguler en amont les candidatures (maintenir ou pas un candidat sérieux face aux concurrents socialistes ou républicains qui viendront après grossir les rangs d’une majorité à géométrie variable …), il est inutile de se focaliser sur la répartition proportionnelle des élus ex-post puisque celle-ci pourra résulter des accords préalables.
  • La consolidation sociale et l’uniformisation de la députation, comme l’ont montré dans un ouvrage récent S. Michon, E. Ollion et J. Bolaert, va de toute façon faire converger vers En Marche ce qu’il faut de consensus entre députés pour faire tourner, bon an mal an, la machinerie législative (votes à majorité variable … etc.).
  • On a négligé, dans l’approche récente des réformes territoriales, car la vulgate libérale de la concurrence territoriale l’a enterré un peu rapidement, le fait que le département, comme centre de ressources et point d’équilibre, joue un rôle d’arbitre des forces en présence. Les équilibres entre circonscriptions infra-départementales (je te donne ça ici, tu me donnes ça là-bas) correspondent au principe tout naturel du développement d’En Marche … pourquoi ce mouvement si moderne s’est développé à l’échelle départementale et non pas, par exemple, à l’échelon si moderne des grandes régions ? Tout simplement parce que les relations politiques et sociales entre forces politiques y sont inconnues ou quasi. Là encore, nul besoin d’une représentation proportionnelle, tout est joué dans l’histoire sociale des formes de sélection en amont des personnels partisans (proto-partisans si l’on veut respecter l’histoire du mouvement EM aujourd’hui …).
  • Bayrou a cédé sur ce point, alors qu’il est un fervent proportionnaliste, car il est faiblard …

  • L’emprise de la stratégie électorale

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    Au final, cette séquence se marque par une énième emprise de la stratégie électorale sur la vie sociale de la politique (les relations et rapports de force qu’expriment l’évolution des sociologies comparées des représentés et représentants). Les observateurs font tout pour lisser les technologies de la stratégie électorale comme s’il existait un vademecum des bonnes stratégies, des bons coups électoraux (l’attente, la prise de l’adversaire, la triangulation …). Cela fait couler beaucoup d’encre ou peser une forte pression sur les touches des claviers. Mais ce serait méconnaître que la stratégie électorale est une ressource inégalement répartie socialement, qu’elle est en fait la synthèse du capital culturel dont dispose un candidat et son entourage pour développer son sens spécifique du (bon) positionnement social. Comme le remarquait Durkheim lui-même en 1908 (« sans vouloir déprécier outre mesure l’utilité que pourrait avoir telle ou telle réforme électorale […] il serait vain d’en attendre un remède efficace […] Comment nos légis­lateurs ne seraient-ils pas impuissants quand le pays est à ce point incertain sur ce qu’il doit vouloir ? »[1]. Effectivement, quand la désorganisation apparente permet d’ enrégimenter en amont les soldats, pourquoi partir à la guerre la fleur au fusil ?

    [1] Durkheim (Émile), Textes. Tome 3 : fonctions sociales et institutions, Paris, Minuit, 1975, p. 219. Ce texte est une lettre écrite par Durkheim en réponse à la sollicitation d’une initiative militante.

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