Mort des élus, fin d’un territoire

Ce texte a été écrit autour d’une intervention au 19/20 de France 3 Limousin le 31 décembre 2019. L’objet de cette intervention était de mentionnée les « grandes figures » disparues de l’année politique en Limousin ainsi que les moments marquants de cette vie publique. Journaliste : Jerôme Piperaud.

Les décès de grandes personnalités d’un territoire sont toujours des évènements marquants. Parfois retirées depuis longtemps de la vie politique (comme ce fut le cas de Jacques Chirac qui n’a pas joué de rôle notable après son départ de l’Elysée en 2007), leur disparition rappelle l’existence de cycles politiques et électoraux qui définissent parfois des manières de faire de la politique qui tendent à s’évanouir. Ainsi, on peut dire qu’on a vu s’éteindre en 2019 plusieurs figures incarnant une certaine idée de la politique locale, faite de concentration des pouvoirs et de longévité du pouvoir. Parallèlement, certains évènements naissent et surgissent (comme l’apparition brutale du mouvement social ds gilets jaunes) et accentuent au contraire de nouveaux phénomènes de désintermédiation territoriale où les élus (locaux notamment) sont peu à peu marginalisés tant par la base que par le jeu politique partisan.

1. Des élus de leurs territoires s’en vont

Bien entendu, le décès de Jacques Chirac, ancien président et premier ministre certes, a marqué les Limousins au premier chef. Député de la Corrèze pendant près de 30 ans (1967 – 1995), président du Conseil général de 1970 à 1979 … et en même temps, maire de Paris (et parfois ministre, premier ministre), l’entreprise politique qu’a été la vie de Jacques Chirac, comme l’étudie Annie Collovald[1], se perd dans la perpétuelle réinvention d’un parcours politique local symptomatique d’un rapport de représentation fondé sur une identité géographique (« ici c’est la Corrèze », le musée) finalement aussi peu incarnée qu’elle n’a été aussi souvent revendiquée. Une telle ubiquité ne se reverra plus, et on peut légitimement se demander si elle a servi ou desservi le territoire limousin dans son ensemble ? Nul ne le sait, mais cela correspondait aussi à la France d’avant la décentralisation (celle de 1982), celle où l’aménagement du territoire devait dépendre de Paris.

L’identité régionale limousine a été quant elle le but, si ce n’est le moyen, de la vie politique de Gérard Vandenbroucke. Il faut aussi évoquer sa disparition en février 2019 : mort la même année que Raymond Poulidor, dont il était proche, et qui incarna aussi la dimension populaire de cette identité régionale. Longtemps qualifié de « Poulidor » de la gauche limousine, G. Vandenbroucke a quand même fini sa carrière (et sa vie, puisqu’il est mort brutalement pendant l’exercice de ces mandats) en présidant à partir de 2014 la région Limousin (il fût le dernier à le faire, c’est notoire) ainsi que Limoges métropole, la Communauté d’agglomération dont il prépara, non sans douleur, le passage en Communauté urbaine. D’une certaine manière, par la longévité de ses mandats de vice-présidents, Gérard Vandenbroucke a marqué durablement le territoire limousin et haut-viennois, et il marque la fin d’une certaine gauche socialiste, militante et partisane, qui tout au long du 20ème siècle a d’abord donné l’image d’un « limousin rouge » avant de caractériser un socialisme de gestion, ici comme ailleurs, d’abord pratiqué au sein de toutes les strates de collectivités locales et principalement par des professionnels de la politique issus de la fonction publique d’Etat et singulièrement des mondes enseignants.

D’autres décès informent d’une nécrologie qui clôt des vies et des carrières électorales (les deux se confondant souvent) longues et ancrées dans leurs territoires. En Corrèze, le décès de Georges Mouly a marqué la fin d’un des mandats parlementaires les plus longs que la région ait connu dans l’après guerre. Maire de Tulle le temps d’un mandat entre 1971 et 1977, il fût surtout le sénateur de la Corrèze pendant 3 mandats et 28 années, cumulant « traditionnellement » ce poste avec celui de conseiller cantonnal / départemental[2]. En creuse aussi, un conseiller départemental notoire s’en est allé : Gérard Gaudin. Maire de Châtelus-Malvaleix (1983-1995), président du conseil général de 1998 à 2001, puis vice-président dans le dernier mandat, ce vétérinaire de métier était aussi un élu de terrain d’un autre temps pouvant encore bâtir une carrière sur la notoriété d’une profession en prise avec un milieu agricole[3] pourtant largement affaibli. Ces deux figures, Georges Mouly et Gérard Gaudin, disent bien que le type d’élu ainsi esquissé incarnait une représentation au plus près des populations, celle où l’écheveau des mandats locaux convenait à tous. Tous les élus que nous venons de mentionner disparaissent parallèlement à l’effacement d’entités géographiques qu’ils incarnaient tous et que la décennie qui s’achève a largement amoindri : le canton (dont le nombre est divisé par deux depuis 2015), les régions de 1972 (le Limousin a disparu en 2016) et dans une moindre mesure le bloc communal largement atteint par les réformes de l’intercommunalité engagées depuis la loi sur les métropoles de 2014.

2. Quel est le territoire des gilets jaunes ?

En parallèle au « symbole Chirac » d’une certaine République du terroir, république du territoire, l’année 2019 a vu apparaître un nouveau collectif, un peu hybride, qui surgit au détour des ronds points, le mouvement des gilets jaunes. Ce mouvement manifeste au plus haut point un fossé entre les élites et les classes populaires (selon le mot de l’historien Gérard Noiriel[4]), et le Limousin, région avant tout de classes populaires périphériques et rurales (mais aussi de plus en plus urbanisées avec nos petites villes qui ont parfois les mêmes problèmes que les grandes) a montré qu’il était capable de se mobiliser.

Ce mouvement a eu comme caractéristique de permettre parfois à des territoires isolés de se mobiliser (grâce aux réseaux sociaux et aux sociabilités locales) : c’est-à-dire que même sans représentants et sans verticalité du pouvoir, il deviendrait possible de « faire » de la politique. C’est peut être une chance pour le Limousin qui a su, dans un passé relativement récent, notamment par ses mouvements paysans, se mobiliser de façon rapide et (parfois) efficace comme par exemple au moment du comité de Guéret en 1953 où les relais syndicaux et politiques ont cédé le pas à des formes plus réticulaires[5].

Comme l’ont montré les témoignages « un an après » diffusés sur le site de France 3 Limousin, ce mouvement des gilets jaunes est certes rentré dans une phase de sommeil, et il ne semble pas peser sur les échéances électorales à venir ou passées (pas ou peu de représentants gilets jaunes limousins sur les listes aux Européennes), très peu de candidats non plus (a priori) sur les listes aux municipales (en tout cas dans les grands villes limousines, la situation est plus délicate à envisager pour les communes de moins de 9000 habitants, voire de moins de 3500 habitants où l’étiquette de couleur « Gilets jaunes » est moins vive et donc plus imperceptible dans certaines entreprises politiques).

Mais il s’agit sans doute d’un mouvement plus profond, qui va peser sur la participation au vote, celle-ci ne va sans doute pas progresser, voire régresser car beaucoup se disent que l’action électorale ne sert à rien, qu’elle pèse finalement peu. Les gilets jaunes en Limousin, c’est aussi le « court-circuitement » pour s’adresser directement au pouvoir national, dans un environnement parlementaire où peu de députés (tous ou presque sont ancrés dans la majorité République en Marche) et sénateurs ont pu ou su se faire leurs relais.

Le panorama que dessine l’année 2019 est à l’évidence l’affaissement de certaines formes entendues démocratie représentative (les résultats électoraux en Limousin ont tendance à se normaliser et à suivre les tendances nationales comme l’a montré le scrutin européen du mois de mai). Vers qui et vers quoi pourrait alors s’orienter le peuple limousin. Une démocratie directe ou participative plus forte ? Les municipales en 2020 vont peut être permettre l’émergence de mouvements plus citoyens qui peuvent apparaître comme un succédané de l’émergence des gilets jaunes ? Le Limousin a cinq députés, nouvellement élus en 2017, et quasiment sans expériences locales (seul C. Jerreti, député de la Corrèze ayant un passé d’élu local). Ce début d’une nouvelle ère politique peut il se prolonger par le développement d’une emprise locale plus importante ? Cela étant, dans quel contexte géographique : des communes moins nombreuses et moins puissantes, une région plus lointaine ? Peut-il émerger, finalement, une articulation plus fine entre des aspirations populaires et leurs concrétisations partisanes et institutionnelles. Sans cela, les insatisfactions engendrées en 2019 pourraient être les frustrations de demain, en 2020.


[1] Collovald, Annie. 1999. Jacques Chirac et le gaullisme: biographie d’un héritier à histoires. Paris, France: Belin.

[2] Denquin, Jean-Marie. 1976. Le Renversement de la majorité électorale dans le département de la Corrèze : 1958-1973. Travaux et recherches de l’Université de droit, d’économie et de sciences sociales de Paris: 6. Presses universitaires de France.

[3] Hubscher, Ronald. 1999. Les maîtres des bêtes: les vétérinaires dans la société française, XVIIIe-XXe siècle. Odile Jacob.

[4] Noiriel, Gérard et Nicolas Truong, 2019. Les gilets jaunes à la lumière de l’histoire (La Tour d’Aigues: DE L AUBE, 2019).

[5] Marie, Jean-Louis. 1986. Luttes paysannes et déclin des sociétés rurales : les paysans de la Creuse. Pedone ; Conord, Fabien. 2015. « Mobilisation paysanne et relais politiques : le Comité de Guéret (1953-1974) ». In Sociabilité et politique en milieu rural, Histoire, éd. Julian Mischi et Annie Antoine. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 213‑23. http://books.openedition.org/pur/4276 (27 mai 2020).